«LA SUISSE VA DEVENIR UNE TERRE D’ASILE»: CRAINTES EN FRANCE VOISINE

A quelques jours du second tour des législatives, dans une France qui retient son souffle, watson est allé à Delle, une petite ville à la frontière du canton du Jura, où le Rassemblement national a cartonné au premier tour. Pro-RN, anti-RN, musulmans inquiets: l'espoir des uns, la peur des autres.

Delle, si proche, si loin. Lionel Maître, le maire de Boncourt, la commune jurassienne bien connue des Romands pour son usine de tabac désormais fermée, ignorait, mardi encore, que tout à côté de chez lui, en France, le Rassemblement national avait cartonné deux jours plus tôt au premier tour des élections législatives. «Je ne suis pas sûr que ça ira mieux avec l’extrême droite», dit-il au téléphone.

Lucas, 25 ans, a bon espoir. On le rencontre un jeu de grattage à la main à la sortie de La Civette, l’unique tabac-presse-PMU de Delle, idéalement situé le long de la route principale. Il est accompagné de Laura, sa copine. Tous deux sont dellois. Faute d’être inscrit sur les listes électorales, le jeune couple n’a pas pu voter dimanche dernier, mais il l’aurait fait sans hésiter pour la candidate RN, Carine Manck.

Novice en politique, cette fonctionnaire de police a écrasé ses rivaux dans la première circonscription du Territoire de Belfort, faisant 42% des voix à Delle même, 5700 habitants, deuxième commune du département, deux fois le taux de chômage national.

«Ils vont peut-être faire en sorte que ça aille mieux», veut croire Lucas, casquette sur la tête, barbiche brune, grand, souriant, un brin pâlot. Après avoir suivi une formation dans les espaces verts, il est au chômage depuis un an, avec une indemnité de 900 francs par mois. «C’est peu pour vivre», dit-il.

«Jordan Bardella a promis la gratuité des transports pour les 16-25 ans. Moi qui n’ai pas le permis, je trouve ça bien»

- Lucas -

Lucas, dont l’entourage familial, comme celui de sa petite amie, vote RN, n’a «pas confiance» dans le Nouveau Front populaire (NFP), la coalition de gauche opposée à l’extrême droite dans un scrutin législatif éreintant pour les nerfs. «C’est vrai qu’on n’a jamais vu le RN gouverner, mais tant qu’on n’a pas de preuves, on ne sait pas», conclut-il, prêt, comme tant en France, à «essayer».

Le jeune homme reproche «trois choses» aux autorités: «Un, l’inflation, deux, les aides pour les jeunes au chômage compliquées à obtenir, trois, la difficulté de trouver un emploi dans les espaces verts, si possible dans le privé, qui paie mieux, 1700-1800 nets.» Sa compagne Laura, une petite blonde, anneau fin dans la narine droite, est sans travail elle aussi. «Je fais actuellement un CAP AEPE à distance (réd: un apprentissage d’accompagnante éducative petite enfance)», dit-elle.

«On n'a pas encore essayé», un refrain si vide pour valider le RN

Dans un lycée professionnel de Belfort où il était élève, «c’était un peu compliqué», se souvient Lucas.

«Je portais une croix autour du cou, une marque de famille, pas plus, je ne suis pas croyant. Pendant les cours, je la cachais, comme le veut le règlement sur la laïcité. A l’extérieur du lycée, des garçons portaient des djellabas, des filles le voile. Rien à redire, faut respecter les religions. Le problème, c’étaient les remarques que me faisait un petit groupe de musulmans à cause de ma croix. Ils disaient que le christianisme est une religion de merde et que leur religion à eux allait envahir la France avec Allah.»

- Lucas -

Lucas élargit le propos:

«Si nous, on suit leurs lois quand on va dans leurs pays, il faut que ce soit pareil chez nous»

- Lucas -

«Ce sont des copines qui m’ont dit ça»

Célia a voté RN au premier tour. «J’ai toujours voté Marine Le Pen», explique-t-elle. Un air de Léa Seydoux dans «La Vie d’Adèle», mais paraissant lasse, cette jeune femme de 25 ans porte un t-shirt AC/DC bien ample sous une veste en jean. Environ 500 mètres séparent son domicile dellois, situé «en face du McDo», de son lieu de travail, «un restaurant tenu par des Turcs».

Alors, pourquoi le RN? «On ne se sent pas en sécurité, la population change», dit-elle. «Il y a déjà eu des viols, ici.» En est-elle sûre? «Ce sont des copines qui m’ont dit ça. Moi, je me suis déjà fait siffler à l’arrêt de bus en allant au boulot. Ils font les foufous.» Ils? Des «Arabes».

«Ils pensent que tout Delle est une cité»

- Célia -

«J’ai des amis arabes et je travaille avec des Turcs, je ne suis pas raciste. Il se trouve qu’aujourd’hui, c’est tout le monde qui prend, alors qu’il y a des gentils.» Comme à son habitude, Célia votera RN dimanche au second tour, «pour essayer». Pour que la peur change de camp? «Oui, pour que la peur change de camp.»

«La Suisse va devenir une terre d’asile»

«La Suisse va devenir une terre d’asile», plaisante à moitié Aurélia, fan des humoristes Thomas Wiesel et Yann Marguet, l'un vu sur scène à Montbéliard, l'autre annoncé en septembre à Grandvillars, dans la même région. Cette monitrice d’auto-école à Delle est triste du vote RN de ses concitoyens. Elle comprend, mais elle ne pardonne pas. «En 2002, j’étais lycéenne, lorsque, pour la première fois, il a fallu faire barrage à l’extrême-droite. C’était au deuxième tour de la présidentielle, entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen», raconte-t-elle.

Electrice de gauche, elle en veut à «Macron».

«Les gens se sentent abandonnés. Il n’y a plus de guichets pour s’adresser aux assurances sociales. Il faut aller à Belfort. Il n’y a plus assez de médecins. A la pharmacie, ils ont installé des bornes de téléconsultation. Le personnel est gentil. Il aide les personnes âgées à se débrouiller avec le matériel informatique.»

- Aurlélia -

Delle ne manque pas d'un certain charme. Sa vieille-ville, au bord de l’Allaine, ce paradis des pêcheurs à la mouche qui parcourt l'Ajoie en amont, vaut le coup d’œil. Mais ses commerces fermés, avec leurs vitrines barricadées de contreplaqués, fichent le bourdon. Là où la Suisse a su garder les Migros et les Coop au centre des localités, la France a mis les Intermarché et les Lidl à leur périphérie. Plus faciles d’accès avec la voiture.

«Les Noirs sont les seuls à marcher, dans cette ville»

La monitrice d’auto-école est intarissable, c'est un comble, sur les méfaits de la voiture. «Il y a dans les hauts de Delle un foyer de réfugiés. Les gens se plaignent de voir des Noirs marcher dans la rue. Ils disent "on est envahi", mais les Noirs, ceux du foyer de réfugiés, sont les seuls à marcher, dans cette ville. Tous les autres ont leur cul dans leur bagnole, même pour faire une course à 500 mètres de chez eux», fustige-t-elle.

Aurélia a «très peur» de la possible arrivée au pouvoir du RN.

«Je suis mariée à un Français d’origine turque. J’ai des neveux et nièces de toutes les couleurs, certains sont homosexuels et moi je suis une femme. On va lutter comme on peut si le RN passe»

- Aurélia -

Face à la candidate RN, Aurélia votera le député sortant de droite, un Républicain, arrivé deuxième.

«On ne peut pas changer les valeurs de la République»

Tout bourg français à sa petite cité HLM. Delle a la Voinaie, érigée dans les années 1960 sur les hauteurs. Né en 1949 au Maroc, originaire du Rif, El Ghazi Zoundari avait 17 ans lorsqu’il est arrivé en France. Il y travailla d’abord comme ouvrier agricole, dans le Sud, à Avignon, puis comme ouvrier chez Peugeot, en Franche-Comté. Il emménagea en 1976 à la Voinaie. Depuis 20 ans, il y préside le Comité de quartier, poumon de la vie sociale. Il a aujourd’hui 75 ans et des yeux qui parlent autant que sa bouche.

«C’est un tourbillon», dit-il pour qualifier le moment que vit la France depuis la dissolution du 9 juin. «Les gens n’arrivent pas à finir le mois, ils se révoltent, cherchent une issue, mais vers où?», demande-t-il, suggérant une réponse qu’il redoute.

«La France nous a tout donné, on a tout donné à la France. A présent, un parti politique nous dit qu’on ne fait pas partie de cette nation»

- El Ghazi Zoundari -

En cas de victoire du Rassemblement national, ce père de cinq enfants, grand-père de dix petits-enfants, des mariages mixtes dans la famille, veut croire que la France restera «ce pays d’accueil et de mixité». «On ne peut pas changer les valeurs de la République», assure-t-il.

Le Comité de quartier de la Voinaie, «animation et médiation», café à tout heure de la journée, est une machine à intégrer: cours de français et de couture, organisation de voyages en car, lieu de rencontre pour les personnes âgées, aide aux réfugiés, ceux évoqués plus haut par la monitrice d'auto-école Aurélia, soit 140 familles logées dans un ancien foyer de travailleurs. El Ghazi Zoundari, par ailleurs vice-président de la Communauté musulmane de Delle, est un rouage essentiel de la vie delloise, comprend-on.

Avec Santo Schillaci, le vice-président du Comité de quartier de la Voinaie, il fait la paire. Tous deux sont fiers du Prix de la laïcité 2023, dûment encadré, remis à leur association par la République française. A l’âge de 18 ans, Santo Schillaci quittait Enna, au centre de la Sicile, pour la France.

«Si l’Italie m’avait donné 20% de ce que m’a donné la France, je ne serais pas parti»

- Santo Schillaci -

Agé de 80 ans, cet Italien naturalisé français a été maçon, puis chauffeur de car. Il a emmené des générations de Dellois voir le corso fleuri de la Fête des vendanges de Neuchâtel.

Assis côte-à-côte dans le local associatif de la Voinaie, de vieilles dames palabrant à une table voisine, El Ghazi Zoundari et Santo Schillaci sont l’âme des lieux, soudain dérangée par cette dissolution et ses conséquences incalculables.

«A court terme, j’envisage tout en France»

Maroiane, 21 ans, se joint à eux. Job d’animateur durant l’été à la Voinaie, étudiant à Belfort, ayant le choix entre deux masters, l’un en data analytics, l’autre en communication médias et sport, il est binational franco-marocain. «Jordan Bardella ne veut pas que je puisse exercer des responsabilités importantes en France?», lance-t-il, allusion aux propos restrictifs sur la binationalité de celui qui sera premier ministre si le RN remporte la majorité absolue le 7 juillet. «A court terme, j’envisage tout en France», dit-il, comme en réponse au président du parti d’extrême droite.

Musulman pratiquant, discours politique construit, adepte de musculation, Maroiane dit avoir «certaines craintes» en cas de victoire du Rassemblement national. Il les énumère:

«L’interdiction du voile dans l’espace public, l’interdiction de l’abattage rituel, la fermeture de mosquées dites extrémistes»

- Maroiane -

Les «extrêmes» lui font peur. Tous? Il précise: «L’extrême droite.» Il a voté France insoumise aux européennes et Nouveau Front populaire au premier tour des législatives. Comme beaucoup de Français musulmans, il a apprécié le soutien des Insoumis à Gaza, cause de discorde en France sur fond de recrudescence des actes antisémites. Lui-même dit n'avoir «rien contre les juifs». Ce qu'il souhaite, c'est que les Palestiniens puissent avoir un Etat aux côtés d'Israël.

Le maire de Boncourt, en Suisse voisine:

«Je ne crois pas qu’il y aura des voitures brûlées à Delle si le RN l'emporte dimanche»

- Lionel Maître -

Lionel Maître se souvient des problèmes posés à l'été 2020 par de jeunes Français de cités qui s’étaient mal comportés dans les piscines suisses proches de la frontière, celle de Porrentruy en premier lieu. Ces incivilités auraient diminué les années suivantes. La candidate RN de la circonscription de Delle dit vouloir agir contre la «délinquance». Routine ou révolution?

Le «ressentiment national» à l'assaut du pouvoir

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