PIERRE GAULT, JOURNALISTE : «LE MASCULINISME EST UNE PORTE D'ENTRéE VERS LE COMPLOTISME»

Persuadés d'être « émasculés » par une société qui favorise les femmes, ils s'organisent. Les soirs de grand-messe en ligne, les masculinistes se réunissent par centaines et refont le monde pour dessiner les contours d'une civilisation dans laquelle l'homme dominerait la femme en toute quiétude. Farouches détracteurs du mouvement #MeToo, les masculinistes s'estiment bridés par les revendications égalitaires des femmes et n'aspirent qu'à renouer avec une virilité fantasmée. Pendant neuf mois, le journaliste Pierre Gault a infiltré leur mouvement. Il a échangé avec quelques-uns des 103 influenceurs qui font de la haine des femmes leur business et proposent des programmes payants pour devenir des « mâles alpha ». Leurs propos couvrent un large spectre misogyne qui s'étend du cliché sexiste jusqu'à l'incitation au viol et aux violences conjugales.

Au cours de sa cyber-enquête, Pierre Gault a écumé les réseaux sociaux des principales figures du masculinisme en France. Il y a découvert de nombreuses théories affiliées à l'extrême-droite et au complotisme, fondées sur des détournements scientifiques, sociologiques et même, sur l'appropriation de personnages de fiction. Friands de l'univers de Matrix, qu'ils manipulent pour servir leur propos, les masculinistes scindent le monde en deux concepts. Celui de « pilule bleue » renvoie à la supposée oppression des hommes par les femmes. Ils prônent donc le deuxième, celui de « pilule rouge », qui encourage la domination des hommes sur les femmes.

Dans son dernier rapport publié en début d’année, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes alerte sur un ancrage « des réflexes masculinistes et des comportements machistes », notamment chez les jeunes hommes adultes. Pour Vanity Fair, le journaliste décrypte les mécanismes de cette idéologie de haine.

Depuis combien de temps vous intéressez-vous au masculinisme ?

Pierre Gault. Quand j'ai commencé, il y a six ou sept ans, j'étais journaliste stagiaire dans une société de production. Il y avait beaucoup moins d'influenceurs masculinistes qu'aujourd'hui. Leurs réseaux commençaient tout juste à se développer sur Facebook et Youtube. À l'époque, je faisais déjà attention à un youtubeur appelé L'Observateur parce qu'il utilisait beaucoup le concept de pilule rouge.

Comment résumez-vous le postulat de base des masculinistes ?

Selon eux, l'égalité est déjà acquise. Ils estiment que maintenant, les femmes veulent avoir l'ascendant sur les hommes. Ils se sentent en danger. Leur virilité serait menacée. La situation n'est plus tenable pour eux donc ils cultivent le masculinisme comme une riposte.

Quel est leur rapport aux journalistes ?

Ils détestent les médias et alimentent cette détestation sur les réseaux sociaux. Ils tiennent un discours selon lequel le monde extérieur les fait passer pour de grands méchants caricaturaux. Ils pensent vivre dans une société qu'ils appellent « gynocentrée » : sous domination féminine. À leurs yeux, les médias sont au service de cette société. Ils parlent d'ailleurs de « matrice », de « système » qui serait gouverné par les Illuminati, les francs-maçons. Certains sont convaincus qu'un projet funeste se prépare, alimenté par les forces lucifériennes, les journalistes, les élites, les grandes fortunes. Le masculinisme est une porte d'entrée vers le complotisme.

Concrètement, comment l'avez-vous ressenti ?

J'ai suivi un stage qui avait des allures de survivalisme. Les masculinistes se retrouvent dans la forêt pour se préparer au combat. Ils répètent qu'il faut « se tenir prêt » mais, quand je demandais à quoi, la réponse restait floue. L'idée de base reste que l'homme a des devoirs envers sa famille et doit pouvoir agir s'il se passe un événement, un accident.

Parmi leurs livres de chevet : Alain Soral, Éric Zemmour

Sous couvert d'une sorte de développement personnel, la dimension sectaire n'est jamais loin ?

Je l'ai ressentie très tôt, notamment lors de discussions sur les forums. Certains soirs, trois cents personnes se réunissent. Les influenceurs organisent des discussions privées avec certains membres. Je m'étais fait passer pour un jeune homme inquiet par le regard que pourrait porter ma famille sur le masculinisme. Réponse ? Le regard des autres ne doit pas m'affecter, ma famille et mes amis ne peuvent pas comprendre mon « mindset » [« état d'esprit » en français, ndlr]. On m'a préconisé de ne pas chercher à les convaincre parce qu'ils ne vont pas comprendre et qu'ils vont être des freins à mon évolution. Plus généralement, personne ne met en doute la parole des influenceurs. Ils sont écoutés comme des gourous censés apporter des réponses pour améliorer le quotidien.

Le documentaire souligne aussi les liens ténus entre le masculinisme et les idées d'extrême-droite.

L'un des livres de chevet des influenceurs masculinistes est La sociologie du dragueur d'Alain Soral. L'autre ouvrage souvent cité est Le Premier sexe d'Éric Zemmour. Il est la figure politique la plus citée, par des punchlines, des mèmes, des références à certaines séquences télévisées… Et celle vers laquelle ils se projettent le mieux. Certaines autres personnalités du mouvement assument clairement leurs liens avec l'extrême-droite, comme Julien Rochedy et Papacito. À l'international, ils se réfèrent surtout à Andrew Tate, qu'ils considèrent comme le roi de la masculinité toxique.

Il est pourtant mis en examen pour viol et trafic d'êtres humains et visé par deux mandats d'arrêt européens.

Ils n'en parlent pas ou disent qu'il est victime d'un complot organisé par la matrice. D'ailleurs, on l'a vu faire le signe des Illuminati dans une vidéo. À ce moment-là, c'était la folie sur les chats Discord. Lunaire. Les masculinistes étaient persuadés qu'il leur faisait passer un message. Ils le voient comme un homme enviable qui possède plein de voitures, fume de gros cigares, s'entoure de filles dénudées sur des yachts.

«Les influenceurs font du mal-être des jeunes hommes leur fonds de commerce»

Quelles sont leurs références en matière de fiction ?

Ils utilisent les termes et les concepts de Matrix, bien sûr, mais leurs idoles s'appellent aussi Thomas Shelby de Peaky Blinders, Jordan Belfort du Loup de Wall Street, Patrick Bateman de American Psycho. Ils citent aussi James Bond et même, des personnages de Dragon Ball Z. Ils occultent complètement les vulnérabilités, les failles et le mal-être de ces personnages et n'y voient que des symboles de réussite qui baignent dans les excès et la violence.

Comment contrôlent-ils leur discours pour contourner les signalements en ligne ?

Ils ont parfaitement conscience d'être plus que borderline mais font toujours en sorte d'être réglos. Ils utilisent beaucoup de métaphores pour parler des femmes sans les insulter, par exemple. Surtout, les influenceurs masculinistes utilisent des portes d'entrées différentes pour répandre leur discours : le développement personnel, la séduction, l'entrepreneuriat… Tout ça, par le prisme du coaching et du conseils. Le masculinisme est un vrai business.

Un business qui vise essentiellement les jeunes garçons ?

Oui, un peu paumés dans leur vie. En particulier ceux qui ont eu peu de relations avec des femmes et ne savent pas comment les aborder. Ceux-là correspondent beaucoup au profit des incels [des hommes célibataires qui se sentent rejetés par les femmes, ndlr] et voient en ces gourous masculinistes des « alphas » au succès fou. Les influenceurs font du mal-être des jeunes hommes leur fonds de commerce. Ils les fidélisent sur leurs réseaux, font infuser leur discours et les amènent vers des communautés privées payantes auxquelles ils vendent des formations et des produits miracles qui vont de quelques dizaines d'euros à plusieurs milliers d'euros. Pour « devenir un Don Juan » ou mieux connaitre la « nature féminine », certains déboursent 300 euros. Évidemment, la formation ne fonctionne pas mais ils sont déjà tellement convaincus par le discours masculiniste qu'ils ne réalisent pas que le programme est nul : ils se disent qu'ils n'ont pas réussi à l'appliquer et en repaient un autre.

Quels ont été les moments les plus rudes pendant l'enquête ?

Je me suis rapidement aperçu que pour avoir des résultats, il fallait que je travaille en horaires décalés. Les abonnés aux comptes masculinistes interagissent sur les forums après leur journée de travail et se connectent en fin d'après-midi. Pendant plusieurs mois, j'ai donc enchainé deux journées pour comprendre un discours qui est à des années-lumière de mes convictions. Au début, ça me faisait doucement rire. Comment peut-on tomber là dedans et croire des gars aux punchlines plus claquées les unes que les autres ? Je les trouvais ridicules, à détourner des concepts scientifiques et des références de pop-culture. Eh bien, à force de les écouter et consommer leurs contenus, je me suis rendu compte que j'étais désensibilisé. Sans jamais adhérer, je ne m'offusquais plus. Ce sont d'ailleurs mes collègues, qui me voyaient enchainer des vidéos Youtube aux propos abjectes, qui me l'ont fait remarquer.

«Si jamais une femme correspond à un des adjectifs attribués à l'homme, c'est la catastrophe»

Ceux qui suivent les vidéos sont-ils conscients, parfois, de la contradiction inhérente au discours masculiniste ?

Non. Ils ne se rendent pas compte qu'ils considèrent la femme comme l'origine de tous leurs maux et l'objet de toutes leurs convoitises à la fois. Ils passent leur temps à critiquer la femme, à prétendre qu'elle émascule l'homme tout en essayant de la séduire avec, à terme, l'envie de nouer une relation longue durée avec elle. S'ils ne se rendent pas compte de la contradiction, ils y voient une seule issue : la domination. Pour ça, ils ont établi une polarité des genres, développée dans des tutos. Par exemple, selon eux, l'homme doit être puissant, provocateur, autoritaire. La femme ? Douce, docile et généreuse. Si jamais une femme correspond à un des adjectifs attribués à l'homme, c'est la catastrophe.

Y-a t il des femmes suivies sur Internet qui portent le discours masculiniste ?

Thaïs d'Escufon, par exemple. On a tendance à penser qu'une femme ne va pas répandre le masculinisme mais elle prouve le contraire. Dans ses vidéos, elle parle du malheur des incels, des trad wives… Et elle est directement connectée à l'extrême droite. Elle a été porte-parole de Génération identitaire.

Votre film constitue un document de prévention. Espérez-vous que certains organismes de surveillance l'utilisent pour se pencher sur la prolifération du discours masculinisme ?

C'est tout l'enjeu. Ce serait super que le documentaire soit projeté dans des établissements scolaires pour qu'il y ait une prise de conscience chez les jeunes. Dans un second temps, j'aimerais qu'il suscite plus de surveillance et de vigilance de la part de certains organismes et des autorités. Je sais que la Miviludes a été alertée par certains masculinistes par le passé, comme Jean-Marie Corda, pour leurs propos misogynes et leurs dérives sectaires. Il faut maintenant agir contre ce qui est dénoncé dans le documentaire.

  • Mascus, les hommes qui détestent les femmes, documentaire de Pierre Gault à voir gratuitement en ligne sur Pierre Gault dans le documentaire Mascus, les hommes qui détestent les femmes, disponible en ligne sur france.tv.

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