LA FILLE DU LIBéRATEUR DU JURA SE CONFIE: «NOTRE FAMILLE A PAYé CHER CE COMBAT»

A l'occasion des 50 ans du plébiscite du 23 juin 1974 qui allait donner naissance au canton du Jura, Marie-José Béguelin, la fille aînée du leader autonomiste Roland Béguelin, raconte les bons comme les moins bons côtés de ce que fut le combat jurassien pour sa famille.

Marie-José Béguelin avait 25 ans en 1974, l'année du plébiscite du 23 juin, grâce auquel les Jurassiens allaient obtenir leur indépendance en se détachant du canton de Berne. Elle est la fille aînée de Roland Béguelin, le leader charismatique du combat autonomiste décédé en 1993. Professeur honoraire de linguistique à l'Université de Neuchâtel, Marie-José Béguelin, «Mijo» pour ses proches, raconte les moments heureux et les moments dramatiques d'une famille entièrement dévouée à la cause jurassienne et à son chef.

Le Jour J

Quel souvenir avez-vous du plébiscite du 23 juin 1974?Marie-José Béguelin: J’ai un souvenir très précis de ce jour-là. J’avais 25 ans et je me trouvais avec mon ex-mari en vacances en Bretagne, dans la petite maison qu’avaient mes parents, au bord de la mer, près de Guérande. J’avais pris part au vote de façon anticipée. La merveilleuse surprise, c’était que le «oui» l’ait emporté dans le territoire formé par l'ensemble des sept districts jurassiens et pas seulement dans les trois districts du Nord qui allaient former le canton du Jura cinq ans plus tard.

Pourquoi cette victoire à l'échelle de tout un territoire était-elle importante?Parce que cela signifiait que les trois districts du Nord n’avaient pas à prendre la responsabilité de demander à former un canton, chose à quoi ils avaient droit, en vertu de la procédure d’autodétermination, dite en cascade. Là, c’était la totalité du Jura historique, francophone dans son immense majorité, qui disait «oui» à un canton du Jura, même si, dans le détail du vote, quatre districts sur sept avaient dit «non». Dans les faits, les districts qui avaient dit «non» resteraient dans le canton de Berne, à l’exception, plus tard, du Laufonnais, qui rejoindrait Bâle-Campagne, et, bien plus tard, de Moutier, qui rejoindra le canton du Jura en 2026. Ce 23 juin 1974, notre joie fut donc immense.

Quels sont vos souvenirs d'enfance du combat jurassien?Je me souviens très bien d’un précédent plébiscite, celui de 1959, j’avais 10 ans. Le vote portait sur le principe de l’autodétermination des sept districts jurassiens sous domination bernoise. Tout le canton de Berne avait pris part au vote. Le «non» avait été écrasant, mais il l’avait emporté à 51,9% seulement dans l’ensemble des sept districts jurassiens. De peu, donc. Mais cela avait suffi à doucher les espoirs du camp autonomiste. Je me souviens de ce moment d’accablement et de tristesse dans le jardin de Georges Membrez, à Delémont. Georges Membrez était le trésorier du Rassemblement jurassien, le nom du mouvement autonomiste, et par ailleurs le parrain de ma sœur Nicole.

«Les adultes étaient déprimés. Je me souviens que mon père, lui, était déterminé à repartir au combat. L’un de ses compagnons de lutte a dit par la suite que, ce jour-là, il leur avait remonté les bretelles»

Est-ce votre premier souvenir lié au combat jurassien?Non, parce que mon père, qui fut durant ces longues années de lutte secrétaire général du Rassemblement jurassien et rédacteur en chef du Jura Libre, l'hebdomadaire de combat du mouvement autonomiste, a commencé à s’occuper de la Question jurassienne aux alentours de l’année 1947, deux ans avant ma naissance.

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Les jeunes filles au pair bernoises

A l’époque, les camps entre autonomistes et probernois étaient très marqués. Ressentiez-vous cela à l’école, vous, la fille d’un des chefs de la lutte jurassienne?J’avais une très claire conscience de l’ancrage politique des familles de tous mes copains d’école. On savait qui était plutôt du côté probernois, qui, plutôt du côté jurassien, qui, un peu entre les deux. Ce qui ne voulait pas dire du tout qu’on se battait ou qu’on ne s’entendait pas entre élèves!

Ameniez-vous à la maison des copines et des copains dont les parents étaient probernois?Oui, bien sûr. D’ailleurs, mes parents ont eu pendant plusieurs années des jeunes filles au pair bernoises. Elles allaient danser à la Fête du peuple jurassien, le moment fort autonomiste, une fois par an, à Delémont. Il arrivait qu’elles repartent dans leur famille avec des petits drapeaux jurassiens dans leur valise. Tout cela était bon enfant.

«Ma maman disait quand même à mon père: "Fais attention à ce que tu dis devant ces jeunes filles!" Il pouvait avoir parfois des termes un peu vifs ou ironiques à l’endroit des Bernois»

Lui arrivait-il d’être grossier en parlant des Bernois? On a le souvenir de Roland Béguelin comme d’un homme au langage châtié.Jamais. Il n’était jamais grossier. Mais il lui arrivait de se moquer de la stupidité de X ou de Y, avec un certain panache. Il avait toujours de la classe dans la polémique. On pouvait fustiger les adversaires politiques, éventuellement les traiter de nazis si on avait la preuve qu’ils avaient trempé dans cette idéologie, mais mon père se vantait de n’avoir jamais été condamné en justice pour ses propos, à l’oral comme à l’écrit. Chaque fois qu’on lui a fait des procès, il a pu apporter la preuve de ce qu’il disait

Le combat

N’avait-il en tête que le combat jurassien?Oui, il était monomane. J’ai été spectatrice de cela. C’est quelqu’un qui, du matin au soir, était obnubilé par la cause jurassienne. Il cherchait toujours à mettre la conversation là-dessus lorsqu’il y avait du monde à la maison. Cela dit, on pouvait aussi parler de musique ou de littérature avec lui. Il avait de l’intérêt pour la culture. Il m’a quand même emmenée voir «Tosca» à l’opéra de Paris. J’avais 11 ans. Un souvenir très marquant.

«Et puis, il avait ses loisirs, des passions qui étaient liées à son pays, à la nature. C’étaient les champignons et la pêche à la ligne. Cela allait de pair avec sa passion pour la cause du Jura»

Est-ce qu’il arrivait que vous lui disiez «non» ou fallait-il toujours lui obéir?Mon père n’avait pas une présence écrasante. Il était en réalité très absent… Quand il était là, il était plongé dans ses journaux, dans ses corrections d’épreuves avant parution du Jura Libre, il commentait à haute voix. Ma mère, ma sœur et moi étions spectatrices. On lui servait son café, on lui servait son deuxième café. Il se resourçait à la maison, mais il ne nous imposait pas tellement de choses. Cela lui faisait plaisir si on allait écouter les discours de la Fête du peuple. Une distance s’est installée ensuite par elle-même. A 17 ans, j’ai quitté le domicile familial de Delémont pour aller habiter à Porrentruy, parce que j’étais au lycée. A 19 ans, je suis partie faire mes études à Paris.

Quelles études?J’ai fait une maîtrise en lettres classiques, j’ai étudié le sanscrit. J’ai fait ensuite des études de linguistique générale à l’Université de Genève. Ce n’est sans doute pas pour rien si je suis devenue linguiste, car les questions de langue tenaient une grande place à la maison.

«Mon père»

Etiez-vous toujours d’accord avec votre père?Il y a eu des moments tendus entre mon père et moi. Nous n’avions pas la même approche des langues. Mon père était extrêmement puriste et les linguistes ne sont pas puristes. Ce sont des gens qui étudient scientifiquement le langage et son évolution, et pour lesquels la notion de faute n’a pas vraiment de raison d’être. Lui qui se plongeait à tout bout de champ dans Le Bon Usage de Grevisse, il l’admettait assez mal.

Quel était le rapport de votre père à la France?Il était très francophile. Ce n’est pas pour rien qu’il m’a envoyée faire mes études à Paris, quand je serais volontiers aller à Genève, comme tous mes copains à l’époque. Je me suis laissé faire. C’était assez formidable d’avoir cette opportunité. Il adorait la France, il y avait beaucoup d’amis, y compris dans les milieux politiques.

«Il avait probablement dans un coin de sa tête, un peu comme certains Belges francophones, le regret que le Jura ne soit pas resté français, alors qu’il l’avait été momentanément après la Révolution française»

Je me souviens d’un de ses amis, un haut-fonctionnaire très engagé dans la francophonie, qui lui disait: «Mais, cher ami, vous nous êtes beaucoup plus utile en dehors de la France que dedans!»

Que pensait-il du général De Gaulle?

«Il avait une vénération pour De Gaulle»

Je n’avais que 10 ans quand il m’a fait manquer l’école pour aller écouter un de ses discours en France voisine, peut-être à Mulhouse mais je n’en suis pas sûre. Il m’avait hissée sur ses épaules pour que je puisse voir le général.

C’était quelqu’un qui avait toujours une apparence soignée. Était-il soucieux de son apparence physique?Oui, c’était quelqu’un de très coquet. Il avait toujours un peigne dans sa poche de veste, en cas de coup de vent. Il aimait aussi être bien habillé, mais c’était une époque où l’on avait beaucoup moins de vêtements qu’aujourd’hui. J’ai vu très longtemps mon père avec les mêmes chemises, les mêmes chaussures, entretenues avec soin. Il faisait attention à son apparence, mais avec une certaine sobriété. Il n’avait pas un budget infini. Nous étions d’ailleurs invitées, ma mère, ma sœur et moi, à modérer nos dépenses!

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A-t-il été menacé?Mon père a été régulièrement menacé. Il a reçu des colis contenant tout ce qu’on peut imaginer de plus dégoûtant. Nous étions de plus exposés régulièrement à des téléphones anonymes de gens menaçants. Ma mère essayait de faire l’intermédiaire et d’éviter qu’on soit inquiètes, ma sœur et moi. Ma mère était quelqu’un de très sensible, elle craignait beaucoup pour lui, entre autres l’accident de voiture quand il rentrait très tard après être allé faire une conférence. Ce qui arrivait très souvent.

«Il prenait son bâton de pèlerin pour aller parler au peuple dans tous les villages du Jura. Il y avait toujours la crainte d’une mauvaise rencontre»

«Ma mère»

Quelle femme était votre mère?Je garde les agendas que mon père m’a confiés sur son lit de mort. Chaque jour, entre 1946 et 1952, il a noté des choses, comme si quelqu’un allait les lire plus tard. Il y a là toute son histoire d’amour avec ma mère, Marie-Louise, «Malou», née Montandon.

«On se rend compte en lisant ces carnets qu’un homme qui passait pour dur et intransigeant a été un amoureux romantique, éperdu»

Il écrit, parce que sa relation avec ma mère s’est instaurée en temps de guerre, que s’il n’y avait pas Malou, il s’engagerait en France, contre l’Allemagne. On voit qu’il se cherche une cause à défendre. Il dit dans ces carnets ne pas être fait pour une vie de fonctionnaire. A l’époque, il est secrétaire communal à Tramelan (réd: actuellement dans le Jura bernois). Finalement, il l’a trouvée sur place, sa cause à défendre!

J’en reviens à votre mère. Comment était-elle?Elle était, comme beaucoup de femmes de sa génération, dévouée à son mari et à sa famille. Elle a cessé de travailler quand elle s’est mariée. Elle a donné naissance à trois enfants. Une première fille est décédée à la naissance, en 1948, mes parents ont vécu un drame. Je suis arrivée en juillet de l’année suivante, et ma sœur Nicole en 1952. Ma mère s’est occupée de nous. Elle s’occupait du ménage. Elle gérait les invitations. A l’époque, la vie sociale était importante et on s’invitait beaucoup à manger les uns chez les autres. Ma mère était une hôtesse merveilleuse. Elle était aussi douée pour la cuisine que pour la conversation.

«On sortait l’argenterie, les jolis verres, on versait du bon vin, sur une nappe blanche, avec des serviettes blanches, bien amidonnées. C’est tout un aspect de la vie sociale des années 50, 60 et 70 qui s’est perdu par la suite»

D’où venait votre maman?Ma maman était de Saint-Imier. Mon père, qui habitait Tramelan, dans la vallée d’à côté, aimait beaucoup aller à vélo par le col du Mont-Crosin pour aller la retrouver. Ils se sont connus à l’école de commerce de Saint-Imier. Mon père racontait que ma mère n’aimait pas trop écrire des rédactions. Lui avait beaucoup de facilité. Alors, souvent, lorsqu’il y avait un devoir de français à rendre, il écrivait deux rédactions, une pour ma mère et une pour lui, en adoptant des points de vue différents. Je me suis dit que c’était peut-être pour cela qu’il était si bon en dialectique.

«Ma mère complétait bien mon père. Elle avait de l’intuition, de l’empathie, elle le conseillait beaucoup. Il avait plus de peine qu’elle à sentir le caractère des gens. Elle a joué un rôle dans l’ombre, mais très important»

L'amitié

Dans le combat jurassien, votre père était-il partageur ou avait-il tendance à vouloir prendre la lumière?Il faudrait demander l’avis des protagonistes (rires). Ce que je sais, c’est qu’il a eu une immense amitié pour Roger Schaffter, un des pères du Jura (réd: 1917-1998). J’ai récemment revu sa fille Valentine, en vue du cinquantième anniversaire du 23 juin 1974. Elle a confirmé l’amitié qui unissait nos deux pères. Ils se concertaient énormément. Ils avaient fait le serment de consacrer leur vie à la cause jurassienne.

Leurs caractères étaient-ils différents?Ils n’étaient pas les mêmes. Roger était catholique, ajoulot, bon vivant. Mon père était beaucoup plus austère. Il avait reçu une éducation protestante qui avait beaucoup compté pour lui. Toutes ses premières lectures étaient issues de la bibliothèque du pasteur de Tramelan. Je l’ai entendu s’inquiéter pour Roger. Il disait: «Roger boit un peu trop, il aime trop la bonne chère. Si ça continue comme ça, il ne vivra pas longtemps.» Finalement, c’est quand même Roger qui a survécu à mon père. Mon père voulait-il toute la lumière? Il avait besoin d’une équipe autour de lui. Il n’était jamais à court de compliments quand il parlait de ses amis politiques. Cela n’empêchait pas des tensions occasionnelles sur des points de doctrine.

Il ne devait pas apprécier les mous, les hésitants…Il était parmi les plus intransigeants, quoiqu’il ait toujours revendiqué la non-violence. Il ne boudait pas son plaisir face aux coups d’éclat du groupe Bélier (réd: un groupement de jeunes autonomistes). Des coups d’éclat qui avaient en général un aspect humoristique et qui attiraient la lumière sans mettre en danger la vie d’autrui.

«Mais il est certain que mon père supportait peu la compromission»

La violence

Est-ce qu’il a tiré profit des actions du Front de libération du Jura, un groupuscule auteur d’attentats, qui ne firent pas de morts mais détruisirent des biens? Il y eut des fermes incendiées.Il parlait de ces actions en disant que ce n’était pas la voie qu’il avait choisie, ajoutant cependant qu’il pouvait comprendre que des gens agissent ainsi. Il était prudent dans ses prises de position officielles.

«Il ne fallait pas qu’il donne l’impression de téléguider d’une manière ou d’une autre ce mouvement violent. Ce qu’il n’a jamais fait»

Passé le vote du 23 juin 1974 et l’entrée en souveraineté du canton du Jura en 1979, il n’a pas renoncé au combat, œuvrant dorénavant pour la réunification du Nord avec le Sud resté sous domination bernoise.En effet, il n’a jamais renoncé à l’objectif de la réunification, le temps récompensant son abnégation avec la venue prochaine de Moutier dans le canton du Jura. A l’approche de la création du canton du Jura, tout le monde pensait qu’il allait devenir conseiller d’Etat, ministre, dit-on dans le canton du Jura. Il a réfléchi, nous a demandé ce qu’on en pensait. Finalement il a renoncé, parce qu’il voulait garder les coudées franches au plan politique. Il voulait sans doute aussi pouvoir continuer à aller aux champignons et à la pêche au moment où il le voulait!

Les drames

Il a été le premier président du parlement jurassien. Un honneur, non?Oui, et pour lui ce rôle a été très important. J’aimerais ajouter quelque chose à propos de ma mère. Elle est morte en 1978, quatre ans seulement après le fameux plébiscite du 23 juin. Entre 1974 et 1978, l’année où la Suisse a dit «oui» au nouveau canton du Jura, on a pensé qu’on allait perdre ma sœur Nicole et ma mère à peu près au même moment. Ma sœur a été victime d’une très grave anorexie mentale, à laquelle elle a survécu de façon in extremis.

«Tout ça pour dire que, quand même, j’ai le sentiment que notre famille a payé cher toutes ces années de tensions et de sacrifices»

Quand je vois vivre les familles de mes quatre petits-enfants, cela n’a rien à voir avec la façon dont les choses se passaient chez nous.

C’est-à-dire?Dans notre cas, tout tournait autour du Jura, du Jura, du Jura. Nous avons eu assez peu de distractions, peu de sorties en famille. Ma sœur, qui est décédée en 2008, a dû souffrir plus que moi de ce climat de lutte permanente, parce que, de mon côté, depuis l’âge de 8 ans, je me suis plongée dans la lecture, je m’échappais par les livres. Ma sœur avait un caractère plus fragile, elle était, un peu comme ma mère, une éponge émotionnelle. Quand je me retourne sur toutes ces années, je pense au sacrifice que cela a impliqué, non seulement pour mon père, mais aussi pour Malou, ma sœur et moi.

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Votre père, qui, dites-vous, s’en faisait pour la santé de son ami Roger Schaffter, est parti cinq ans avant lui, le 13 septembre 1993. Comment se sont passés ces moments douloureux?Il est décédé d’un cancer du système lymphatique. Je me souviens de lui souffrant beaucoup du dos. Ma sœur m’avait appelée au secours. C’était une période où les relations entre moi et mon père étaient un peu tendues, parce que nous avions l’un et l’autre des caractères assez entiers. J’étais venue, mon père n’était pas bien du tout.

«Mais il était de la vieille école, qui veut que quand on a mal, on supporte. Le fait qu’il était un homme public rendait l’acceptation de la maladie d’autant plus difficile»

Il a d’ailleurs gardé secret le diagnostic de sa maladie le plus longtemps possible, y compris envers nous, ses filles.

Comment l’avez-vous appris?Nous l’avons appris par sa deuxième femme, Denise Béguelin. Il n’y avait plus d’espoir qu’il soit sauvé. Cette fin a été dramatique, il n’était pas si vieux que cela, il avait 71 ans. Aujourd’hui, j’ai dépassé son âge. Je suis celle de la famille qui a vécu le plus longtemps. Pour papa, cela a été très dur d’admettre qu’il ne pourrait pas écrire l’histoire du Jura, comme il en avait le projet.

«Il est mort juste après la Fête du peuple jurassien. Des amis québécois, engagés dans la lutte pour l’indépendance du Québec, étaient venus le voir. Je les revois en pleurs au pied du lit de mort de mon père»

La francophonie

Les liens du Jura à cette époque étaient très forts avec la francophonie, en particulier avec les artistes, les chanteurs et les chanteuses qui venaient chaque année se produire à la Fête du peuple.Il y avait dans ces années-là toute une effervescence à la fois politique et culturelle. La poésie a joué un rôle important dans le combat de libération du Jura. Nous avons eu nos poètes, Jean Cuttat, Tristan Solier, Alexandre Voisard, lequel est toujours en vie. Cette ferveur plaisait à mon père. Il avait eu des ambitions littéraires dans sa jeunesse.

«Il a écrit une pièce de théâtre, des nouvelles, un très joli petit volume de contes de Noël, que j’aime beaucoup et dont j’ai bien sûr encore un exemplaire dans ma bibliothèque»

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Quel souvenir en particulier gardez-vous de votre père?J’ai tant de souvenirs marquants de lui qu’il est difficile d’en sélectionner un. Mais je me souviens tout particulièrement des moments où il s’apprêtait à jouer un bon tour à l’ennemi. Il mobilisait toujours beaucoup d’humour pour cela. Il avait cet œil bleu, avec cette lumière dans le regard, et ce rire tellement franc.

«Je me disais "mais quelle force!" en le voyant avec ce moral d’acier. C’est une image que je garde de mon père, joyeux dans l’adversité, fort des arguments qui faisaient sa stratégie»

Il était socialiste. L’était-il par conviction?Assurément par conviction. Il a toujours milité au Parti socialiste. Il était le fils d’un ouvrier-horloger qui avait vécu des périodes de chômage à l’époque de la grande dépression, au début des années 1930. Mon père est toujours resté fidèle aux idées socialistes, même s’il lui arrivait de décrire le PS suisse comme l’un des partis de l’assiette au beurre.

Il a été un temps partisan de l’Algérie française. Pourquoi cela?Mon père était tellement francophile qu’il n’imaginait pas, je crois, que l’Algérie puisse être malheureuse en ayant des colons français… Mais quand De Gaulle a mis fin à la guerre d’Algérie, son admiration pour De Gaulle était telle qu’il a compris qu’une page devait être tournée. Sa francophilie a pu, ici, l’égarer, je dirais. C’était un homme de son époque, avec sa complexité.

Les femmes

Quel était son rapport aux femmes?Il se disait féministe, mais il a amèrement regretté de ne pas avoir de fils. Les femmes, pour lui, n'étaient quand même que des femmes. Il a fallu se défendre un peu contre ce préjugé. Il disait parfois, en parlant de nous: «Ces petits êtres-là». Il me disait: «Mijo, je ne te vois pas sur un Solex, avec ta myopie, je ne serais pas tranquille.» J’aurais beaucoup aimé faire des études de médecine. Mes parents m’en ont découragée, parce que, selon eux, ce n’était pas un métier pour une fille.

«Je crois que mon père ne m’a vraiment prise au sérieux que le jour où je suis devenue professeure à l’Université de Neuchâtel. C’était déjà à la fin de sa vie. Je crois que cela a été l’un de ses derniers bonheurs»

La fierté

Etes-vous fière de votre père?Oui, je suis fière de mon père. Je lui en veux pour certaines choses, mais je suis fière de ce qu’il a fait dans le Jura. J’ai présidé pendant dix-huit ans la délégation à la langue française de Suisse romande. Dans ce cadre-là, j’ai eu le plaisir de faire la connaissance d’Elisabeth Baume-Schneider. Elle était alors ministre cantonale jurassienne. En voyant cette jeune femme brillante, cheffe du gouvernement, et autour d’elle d’autres jeunes ministres, je me suis dit: «Voilà les retombées concrètes de la création de ce nouveau canton.» Il y a un sens à tout cela.

«Alors, oui, je suis fière de mon père et de tous ceux qui l’ont accompagné. Je suis fière de ce peuple. Les Jurassiens, ce sont vraiment des gens formidables»

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2024-06-22T05:08:33Z dg43tfdfdgfd