SURPOPULATION, PRéCARITé...: LA SUISSE EST «TRèS MAUVAISE éLèVE» POUR GéRER LE TAUX DE SUICIDE EN PRISON

Patrick Heller, responsable de l'Unité de psychiatrie carcérale à Genève, décrypte pour Blick la crise qui touche la psychiatrie en prison. Le taux de suicide augmente, les détenus souffrant de graves troubles aussi. Faire cohabiter soins et sécurité est un casse-tête.

Des détenus qui souffrent toujours plus de graves troubles psychiatriques, un taux de suicide en prison quatre fois plus élevé que la moyenne européenne... Que se passe-t-il dans les prisons suisses? Le manque de structures adaptées est régulièrement pointé du doigt, à l'instar du Valais qui n'a pas du tout de centre pénitencier offrant des soins psychiatriques.

À Genève, en début d'année, la promesse d'une nouvelle unité spéciale à Champ-Dollon faisait briller un peu d'espoir au Service de médecine pénitentiaire (SMP). Cet établissement n'a pas de vocation médicale, mais toujours plus de détenus souffrants de troubles psychiques y sont enfermés. 

Pourquoi ces personnes en détresse ne sont-elles pas incarcérées à Curabilis? La prison-hôpital du bout du Léman fournit des soins psychiatriques, mais ne compte que 77 places, et 15 lits pour les crises aiguës. Difficile, dans ces conditions, d'absorber les 50% de détenus de Champ-Dollon et du pénitencier de la Brenaz qui ont besoin d'un traitement psychotrope.

Le docteur Patrick Heller, responsable de l'Unité de psychiatrie pénitentiaire des Hôpitaux universitaire genevois (HUG), appelle de ses vœux la création de nouvelles unités pour prendre en charge ces détenus vulnérables. Il n'hésite pas à affirmer que la Suisse «fait partie des très mauvais élèves» quant à la gestion du taux de suicide en prison.

Pourquoi? Comment en sommes-nous arrivés là? Faisons le point sur cette crise qui frappe de plein fouet le monde carcéral et ses occupants.

Le Covid et ses conséquences

Le Covid n’explique pas tout, mais a évidemment eu un impact sur la santé mentale des détenus des prisons suisses. «Nous avons pris toutes les mesures qui semblaient pertinentes pour protéger les gens, mais peut-être ont-elles eu des effets délétères, analyse Patrick Heller. Elles ont évité que les gens meurent. En prison, la population est très vulnérable somatiquement aussi», ajoute-t-il.

Le docteur liste ainsi les problèmes pulmonaires, cardiovasculaires et de diabète de détenus précaires, avec une mauvaise alimentation. Mais aussi, les maladies infectieuses liées à la consommation de drogue.

Surpopulation pointée du doigt

L’équilibre est fragile entre quatre murs. «Si la prison est en crise, avec du personnel mécontent, les détenus expriment rapidement des symptômes psychiques», indique le psychiatre. La crise institutionnelle qui a frappé Champ-Dollon, au moment d'accueillir un nouveau directeur après la pandémie, n’a pas fait exception.

Le problème récurrent de surpopulation dans les cellules n’arrange rien. «Les mesures de substitutions peinent à être proposées par les autorités judiciaires, déplore le médecin. Et les autorités sont assez réticentes à proposer des placements en hôpitaux psychiatriques.» La pratique de la psychiatrie a également changé: on n’enferme plus les gens comme il y a quelques années. Les institutions sont de plus en plus ouvertes et, fatalement, de plus en plus inadaptées pour soigner des détenus.

Quand le trouble psychique provoque l'emprisonnement

«Il y a toujours eu une plus grande prévalence de troubles psychiques en prison, liée à la vulnérabilité et la précarité de ces personnes, indique d’emblée le docteur Heller. La nature intrinsèque de certaines pathologies pousse aussi à commettre des délits, à cause de l’impulsivité.»

Le responsable de l’unité de psychiatrie pénitentiaire explique ainsi que les troubles de la personnalité, ou les troubles de l’attention avec hyperactivité, partagent cette composante de l’impulsivité. «Ces personnes ont généralement déjà été suivies avant leur détention, mais ce sont souvent des personnes précaires et le suivi a été interrompu», précise Patrick Heller.

Autre impasse: incarcérer des toxicodépendants. Ces derniers ont tendance à passer plus de temps en prison en l’absence d’alternatives. «Il s’agit d’un réel problème, on manque de lieux, déplore le médecin. De nombreux centres pour traiter les addictions ont fermé, le problème est relevé depuis des années et rien ne change.»

Pourtant, les centres de désintox', ça existe non? Oui, mais pas trop pour les détenus. «Ils préférèrent accueillir des gens qui ne viennent pas à cause d’une mesure thérapeutique, à la suite d’un jugement, glisse Patrick Heller. Cela pose moins de problèmes de comportements.» Le médecin précise toutefois que les centres qui demeurent en place à Genève ne pourraient pas répondre à l’ensemble de la demande.

Développer un trouble une fois enfermé

Les conditions de détention toujours plus mauvaises peuvent aussi avoir une action néfaste sur le psychisme des gens, et augmenter la prise d’anxiolytique. La prison peut assurer la décompensation et l’apparition de troubles, liés à du stress post-traumatique, ou alors dépressifs. «Il y a également le fait de vivre dans une grande promiscuité. À 5 ou 6 dans une cellule, tout devient très compliqué, développe le responsable de l'Unité de Psychiatrie Pénitentiaire. Certains hommes fument et vous non, il n’y a qu’une seule télévision et le plus fort détient la télécommande…» illustre le médecin.

L’incertitude, en détention préventive, peut durer des mois. Et la prison peut simplement faire peur. Les mesures alternatives comme le bracelet électronique ou le travail d’intérêt général ne sont que très rarement utilisées. À Champ-Dollon par exemple, les détenus effectuant de courtes peines sont le nœud du problème: s'ils n'étaient pas là, de facto, la surpopulation diminuerait, et la qualité de vie augmenterait un peu.

Former les gardiens à s'adapter à ces troubles

Patrick Heller rebondit, ce mois de juin 2024, sur l’annonce faite cinq mois plus tôt de la création d’une unité spéciale à Champ-Dollon: «L'avancée des discussions est très lente.» Il tempère avec un point positif, toutes les prisons acceptent le besoin de soins psychiatriques. «Il y a dix ans, on me regardait bizarrement en me disant que ça n’allait pas être possible», se remémore le médecin.

Il insiste sur le fait de former les agents de détention. «Je constate une réelle évolution, de plus en plus d’agents sensibilisés essaient de trouver des solutions bienveillantes et créatives.» Le problème? Il n’est pas possible d’imposer les mêmes choses à tous les détenus. Le médecin cite par exemple les personnes âgées, celles vivant avec un retard mental ou un trouble autistique. «D’une part, ils ont besoin d’assistance, et de l’autre, ils ne peuvent pas répondre aux mêmes injonctions.»

Certains de ces détenus vivent très isolés, du fait de leurs troubles psychiques. «Ils ne sont pas stimulés, alors que c’est nécessaire, regrette Patrick Heller. Ils ne peuvent pas partager une cellule, mais perdent en compétence sociale.»

Cela vaut aussi pour les patients atteints de schizophrénie. Un mal qui touche 4 à 5 fois plus de détenus que de personnes en dehors de la prison. Mais avant de trouver une place à la prison-hôpital, le chemin peut être long.

«S’ils sont en phase aiguë et représentent un risque suicidaire ou d’agression important, les patients sont hospitalisés en psychiatrie à Curabilis, décrit le médecin. Une fois qu’ils sont stabilisés, ils retournent en détention jusqu’à ce qu’une mesure de placement en milieu institutionnel soit ordonnée, mais cela peut prendre des années.» En attendant, les patients font des allers-retours.

Le regarde des autres sur les détenus a changé

Il est très lent de modifier les choses dans un établissement déjà saturé. Au pénitencier de la Brenaz, voisin de Champ-Dollon, beaucoup de patients souffrent aussi de troubles psychiques. Mais les lieux sont plus petits et les conditions meilleures. «Tout est compliqué en prison, notamment préventive (ndlr: à l’instar de Champ-Dollon). Descendre en cellule voir un patient est très chronophage», témoigne Patrick Heller. Créer une unité spéciale permettrait de renforcer le travail thérapeutique, de regrouper ces personnes pour mieux les suivre.»

Tout cela relève aussi d’une volonté politique, qui change au gré des législatures. Une chose a bien changé, parole du responsable de l'Unité de psychiatrie pénitentiaire: le regard de la population sur les détenus. «Il change avec le temps, constate-t-il. C’est désormais bien compris qu’il faut mieux les prendre en charge. Et on fait preuve de beaucoup d’imagination et d’adaptation pour ne pas les abandonner.»

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